Eurydice Johanson courait. Elle courait de toute ses forces. Le poissonnier venait de lui annoncer une grande nouvelle, une nouvelle qu'elle attendait depuis des mois. Ah Eurydice ! J'ai vu tes parents, ce matin, ils ont l'air en forme. Elle n'arrivais pas à retenir son sourire, ses lèvres s'étiraient d'elles-même, lui faisant presque mal. Eurydice prit un virage serré dans une petite ruelle sentant la pourriture et manqua de peu trois sans-abris. Ils vocifèrèrent des choses qu'une gamine de dix ans ne devraient pas attendre mais elle a déjà disparu dans un trou noir. Une petite lumière apparut tout au bout du tunnel et cette vue lui fit presque oublier les rats qui gigotaient tout autour d'elle. Eurydice sentit une bulle de chaleur monter en elle alors qu'elle passait la porte délabrée d'une vieille maison. Sa maison, celle dans laquelle elle était née, l'hôpital étant trop éloigné de leur quartier mal famé de Bristol pour que sa mère puisse y arriver à temps. Des cris de joie transpercèrent ses oreilles à son arrivée dans la pièce principal et une paire de bras s'enroulèrent autour de ses jambes. Elle ébouriffa la masse de boucles brunes servant de cheveux à son petit frère et se nota à elle-même de les lui couper dans la semaine. Manquerait plus qu'il n'attrape toutes sortes de bestioles. Ils sont là, ils sont là ! Ils se tenaient juste devant elle. Ses parents. Eurydice sentit ses yeux s'embuer et se jeta à leur cou pour ne pas laisser ses larmes couler. Après un mois de travail au dehors, ses parents étaient enfin de retour à la maison. La jeune fille savait qu'ils repartiraient bientôt, dans trois jours, une semaine peut-être, car la misère était telle qu'ils ne pouvaient rester ici. Ils se devaient de trouver du travail ailleurs pour qu'eux, Eurydice, Maximilien et Lucille, puissent mener une vie décente. Mais Eurydice ne pensait pas à tout cela. Elle essayait juste de profiter de l'instant présent, au chaud dans leur bras, en sécurité.



Plusieurs siècles auparavant, une autre jeune fille courait elle aussi. En tout point identique à Eurydice, elle aussi voyait une lumière au loin. Son cœur semblait vouloir briser sa cage thoracique car plus elle avançait, plus ses craintes semblaient se confirmer. Ses jambes tremblèrent violemment à la vue des flammes gigantesques qui léchaient sa si jolie maison. Elle n'en croyait pas ses yeux. Non, elle ne voulait pas y croire. Sa stupeur était telle que les larmes ne vinrent pas, la laissant simplement fixer le feu qui se propageait jusqu'à elle. Ce fut des pas précipités qui la ramenèrent à la raison, une foule de gens qui se précipitaient vers elle, criant « Au feu ! » comme si cela pouvait servir à quelque chose. Elle vit les vaines tentatives des villageois pour éteindre l'incendie mais c'était trop tard. Elle en avait la certitude. C'était beaucoup trop tard. Ses jambes ne purent plus la porter, le moindre effort se transformait en une souffrance insupportable. La souffrance d'être en vie alors qu'eux ne l'étaient plus. Elle s’appelait Pénélope de Suresnes et toute sa famille venait de mourir brûler vif.



Cours Eurydice, cours ! Eurydice leva lentement les yeux de son livre et retint un juron lorsqu'Azraël glissa sur la flaque de boue devant elle et la manqua de peu. J'suis occupée, tu vois pas ?, dit-elle alors qu'il lui empoigna le bras pour l'obliger à avancer. Des voix en colère se firent entendre un peu plus loin, de plus en plus fort, et Eurydice comprit. Elle comprit en voyant la subtile bosse que formait le manteau d'Azraël. La jeune fille se leva d'un bond et, sans réfléchir plus avant, s’enfuit au côté de son ami qui accélérait alors que les voix derrière eux se rapprochaient. Le rire moqueur d'Azraël s’éleva en apercevant les hommes peiner dans le dangereux labyrinthe que formait leur ville. Sa main vint se placer dans la sienne tandis qu'il lui murmurait à l'oreille la direction à prendre. Après un ultime virage, ils se retrouvèrent dans une petite cour et se plaquèrent rapidement contre le mur en faisant le moins de bruit possible. Eurydice tendit l'oreille mais leurs poursuiveurs étaient déjà loin. Ils n'avaient aucune chance de les rattraper, de toute manière, car personne ne connaissait les sales endroits de Bristol mieux qu'eux deux. A présent en sécurité, Eurydice s’octroya le droit d'élever la voix. Putain Az', qu'est ce que t'as encore foutu ? Celui-ci renifla bruyamment d'un air revêche et sortit de sa veste un sac en plastique marqué au sceau d'une des seules boutiques à peu près potable de leur quartier. J'ai emprunté ça. Un sourire malicieux prit place sur son visage avant de continuer. Le propriétaire a pas vraiment aimé. Eurydice lui arracha le sac des mains et en retira un caramel à la forme parfaite, délicatement enveloppé. Un rire cynique sortit de ses lèvres à la vue de tant de luxe. Les deux adolescents s'affalèrent par terre et des papiers de toutes les couleurs vinrent peu à peu envahir l'espace autour d'eux. Tu devrais arrêter de te conduire comme un voleur. Imagine que tu te fasses choper et que le directeur de Poudlard refuse que tu retourne dans son école ? Elle tourna sa tête vers son ami, l'obligeant à en faire de même. Azraël lui lança ce regard moqueur qu'elle aimait et détestait tant à la fois. Tu ne connais pas Poudlard, Eury. Là-bas, on te laisses faire ce que tu veux. Qu'importe que tu sois un voleur ou un criminel. Une moue dubitative apparut sur le visage d'Eurydice. Ça pourrait devenir un problème. Azraël fit mine de réfléchir avant de lâcher d'un air narquois. Non, le vrai problème, c'est que Poudlard accepte les gamines chiantes comme toi. Un coup le fit taire et le silence régna pendant quelques minutes dans la petite cour. Un chat de gouttière s'approcha d'eux et lèche la main d'Eurydice mais un profond soupir de celle-ci le fit détaler en courant. Sa main tâtonna le vide près d'elle jusqu'à atteindre son livre qu'elle porta à bout de bras, lisant pour la énième fois le titre. Livre des sorts et enchantements (niveau 2) par Miranda Fauconnette. Il avait appartenu à sa mère alors qu'elle était encore à Poudlard. La couverture était si usée que la couleur d'origine avait pratiquement disparu. Niveau 2 ? Ouais, je connais déjà le niveau 1 par cœur, dit Eury en poussant un autre soupir trahissant son ennui. Azraël ne voulut visiblement pas laisser transparaître son admiration mais une expression de surprise apparut sur son visage. Non, je rigole. A vrai dire, elle avait déjà lu tous les livres qu'elle avait pu trouver, tant sa peur de ne pas être à la hauteur était grande. Mais elle se garda bien de le dire à Azraël car aussi proche fussent-ils, il n'aurait pas pu s'empêcher de se moquer d'elle. C'est le seul que ma mère a gardé. Eurydice se redressa et regarda son ami négligemment allongé, les yeux fermés pour se protéger du soleil matinal. Azraël. Parle-moi de Poudlard. Celui-ci ouvrit un œil et un sourire satisfait prit place sur son visage. Le simple fait de savoir plus de chose qu'elle le rendait tout joyeux. Eury rangea sa mauvaise humeur pour écouter attentivement son ami lui parler des tableaux mouvants, des fantômes, de Serpentard, du Quidditch et de toutes ces choses merveilleuses qu'elle pourra trouver là-bas, en Septembre prochain.



Pénélope aussi rêvait de Poudlard. Elle en rêvait tous les jours bien que personne ne lui en ait jamais parlé comme le faisait Azraël. Mais à défaut d'Eurydice, Pénélope ne s'y rendit pas l'année où elle reçut la fameuse lettre d'admission. Ni l'année précédente. Ni encore celle d'après. Son oncle s'y opposait fermement et rien ne put le faire changer d'avis. « C'est trop dangereux », disait-il. « Dumstrang peut attaquer Poudlard à tout moment. Je suis désolé, Pénélope. » Et Pénélope, comme la gentille fille qu'elle était, n'avait pas protesté. Après tout, c'était lui qui l'avait recueilli dans son manoir du Sud de l'Angleterre, à la mort de ses parents. Comment pouvait-elle lui faire du tort ? Alors au lieu de gaspiller sa salive, Pénélope lisait. Elle lisait énormément, des tas de choses du monde moldu ou sorcier, de la botanique à l'astronomie, en passant par l'histoire et bien évidemment, la sorcellerie. La jeune fille assouvissait sa curiosité de plus en plus grande mais sortait peu. Pénélope était dans une telle solitude que seul son oncle lui faisait office de compagnie lors de ses leçons journalières. Sa vie mouvementée en France était bien loin, vraiment très loin. On ne peut pas dire que Pénélope fut heureuse à la mort soudaine de son oncle, elle n'était pas le genre de fille à se réjouir de quelque chose d'aussi triste, d'autant plus que sa mort lui rappelait tragiquement celle de sa famille. C'est pourquoi même lorsque Pénélope fut autorisée à partir pour Poudlard, ce goût amer dans la bouche ne disparut pas, ni même cette sensation de coups de couteau dans le ventre.



Encore un aller-retour. Encore un. Pense très fort à ce que tu veux. Qu'est ce que tu veux ? Le retrouver. Et la porte apparut. Eurydice s'engouffra dans la Salle sur Demande à grandes enjambées et vit un Téonard Rosier l'attendant, les mains légèrement tremblantes. Il se redressa précipitamment à sa vue, ses grands yeux bleus la regardant d'un air timide d'enfant qu'il n'avait toujours pas perdu. Eurydice esquissa un vague sourire narquois, ses pas se firent plus rapide jusqu'à l'atteindre. Elle ne prononça pas une parole, pas même une salutation, rien. Ses mains se posèrent sur sa fine chemise, arrachant un à un chaque bouton, tandis que ses lèvres s'accrochaient avidement aux siennes. Des papillons s'agitaient dans son ventre et une sensation de bonheur sauvage l'envahissait peu à peu. Elle ne pensait plus à rien, juste à ses bras autour de sa taille, la serrant contre lui. Sa peau semblait en feu. Elle semblait en feu... Eurydice ouvrit les yeux, scrutant intensément l'obscurité qui l'enveloppait. Un frisson la parcourut et ce fut une sensation de peur et d'urgence qui la poussa à allumer la lumière avec sa baguette.  Foutue claustrophobie, murmura-t-elle entre ses dents. Le garçon à côté d'elle remua doucement mais ne se réveilla pas. Rosier. Eurydice s'habilla en silence, tentant d'oublier les pensées dangereuses qui lui était venue à l'esprit. Puis, elle quitta la pièce et ce fut fini. Azraël avait déjà repris toute sa place dans ses pensées.


Pénélope !  Elle se retourna, tentant de ne pas lever les yeux au ciel. Septymus Holloway s'approchait d'elle, flanqué comme toujours de Karzan Blueman. A croire qu'ils étaient ensemble, toujours à faire on ne sait quoi avec cet autre Serpentard. Mais les regards féminins qui se retournaient sur son passage prouvaient délibérément le contraire. La jeune fille sentit des épines transpercées son cœur et cette sensation ne lui disait rien qui vaille. Bonjour Karzan. Il la salua brièvement. Lui, elle l'aimait bien. Quant à l'autre... Qu'est ce que tu veux, Septymus ? Le sourire qu'il lui offrit lui procura une sensation d'intense chaleur qu'elle tenta vainement d'ignorer. Fronçant les sourcils, elle s'apprêta à partir mais il la retint, la priant de le rejoindre plus tard et Pénélope sentit sa défense défaillir. Elle céda. Et ce fut sûrement l'une des choses qu'elle regretta le moins dans sa courte vie. A présent, ce fut Septymus. Pénélope ne jurait plus que par lui, il était cette chose pour qui elle mourrait volontiers, sans regret. Son cœur était à lui mais son cœur n'était plus totalement intacte depuis la mort de son oncle. Alors Pénélope lui suggéra le mariage. Qu'importe l'âge, qu'importe leur ascendance, qu'importe le monde, elle avait besoin de cette sécurité. Et Septymus accepta. Il acceptait toujours tout ce qui venait d'elle.   





Amadeus, je... Sa voix mourut avant qu'elle n'ai pu finir sa phrase. Il la battait si fort à présent qu'elle ne sentait plus rien, juste ce goût de sang dans la bouche. Et cette lassitude. Pénélope n'en pouvait plus, elle ne voulait pas, c'était trop dur. Elle aurait du rejoindre Septymus au moment même où elle l'avait vu étendu, à peine reconnaissable, les paupière closes. Terriblement closes. Septymus. Le simple fait d'y penser lui infligeait plus de douleur que les coups répétés d'Amadeus. Son mari. Comment avait-elle pu être aussi stupide ? Ses jambes cédèrent, comme ce triste jour où elle a vu sa maison brûler. Pourquoi Karzan n'était jamais revenu ? Il lui avait fait une promesse. Il avait été l'épaule sur laquelle elle avait pleuré la disparition de Septymus. L'ancre l'empêchant de sombrer dans la folie. Cela n'avait duré qu'une semaine. Pénélope ferma les yeux tandis qu'Amadeus vociférait des insultes à son encontre. Trop lâche pour se résoudre à rester seule. Trop lâche pour mourir. Elle ne s'en était pas rendue compte mais elle était déjà morte. Son cœur avait été arraché, remplacé par un trou noir, cela lui apparut clairement. Alors pour la première fois depuis son mariage, Pénélope ne leva pas la main. Elle n'arrêta pas Amadeus. Elle le laissa continuer. Septymus l'attendait et elle était enfin prête à le rejoindre.


Eurydice n'a toujours pas retrouvé ses souvenirs passées, absolument rien qui ne lui rappelle qu'elle a été autrefois Pénélope de Suresnes, cette fille passionnément amoureuse de ce garçon qui se retrouve tous les deux soirs dans son lit, ami avec celui qu'elle ignore royalement comme s'il n'était pas mieux qu'un cafard et complice avec ceux qui ont détruit sa vie.